C’est une grande chance que nous avons cette semaine de découvrir une œuvre vénézuélienne hors du commun : La cantata criolla, d’Antonio Estévez. Petite histoire de celui qui chantait avec le diable…
Le matin du 4 janvier 1995, un bimoteur s’écrase près de Cuernavaca, au Mexique. Il est piloté par l’emblématique directeur musical de l’Orchestre symphonique de Dallas (1977-1993), le chef d’orchestre mexicain Eduardo Mata. Cet élève en composition de Carlos Chávez, et en direction de Max Rudolf et Erich Leinsdorf, décède prématurément dans cet accident à l’âge de 52 ans.
Eduardo Mata est un peu oublié 28 ans plus tard, mais c’est lui qui a largement contribué à faire connaître, au moment de l’essor du disque compact, des pans entiers du répertoire musical sud-américain. Mieux encore, Eduardo Mata a été très impliqué dans le développement qualitatif d’El Sistema au Venezuela. À ce titre, il a dirigé les premiers enregistrements « internationaux » de l’Orchestre symphonique Simón Bolívar.
Lorsqu’il entre dans la salle José Félix Ribas de Caracas en février 1990 pour graver La cantata criolla, sous-titrée Florentino, el que canto con el diablo (Florentino, celui qui chante avec le diable), d’Antonio Estévez (1916-1988), Rafael Payare a tout juste 10 ans, et n’a pas encore touché à un instrument. Gustavo Dudamel a 9 ans.
C’est l’étiquette Dorian qu’Eduardo Mata convainc d’accueillir cette partition exaltée, à ne surtout pas confondre avec le folklorisme gnangnan et carte postale, genre Tintin et Le temple du soleil, lama inclus, de La misa criolla, de l’Argentin Ramírez. La parution du disque en 1992 sera un choc, tant la partition d’Estévez ne ressemble à aucune autre.
La cantata criolla d’Estévez est au Venezuela ce que la Messe glagolitique de Janáček (qui ouvrira la saison 2023-2024) est à la Moravie : un « chant de la terre », au sens propre.
L’œuvre, qui réunit un chœur, un ténor (Florentino) et un baryton (le diable), prend la forme d’un concours de chant entre Florentino, fier homme des plaines vénézuéliennes (ou llanero), et le diable. La joute culmine dans un allegro vivo final irrésistible, où le Dies Irae diabolique, mâtiné de rythmes sud-américains et de maracas, est vaincu par le fier Vénézuélien.
Yuli Turovsky avait présenté La cantata criolla en 1996 à Orford et en 2008 à Montréal, mais nous attendons évidemment bien plus de climats mystérieux (le 1er mouvement dépeint le llano, la plaine, la terre vénézuélienne), plus de débauche sonore et d’exaltation dans l’expérience de cette semaine à l’OSM.
Estévez est très astucieux dans le maniement des thèmes dans cette composition de 1954 puisque le llanero est représenté par le motif grégorien de l’Ave maris stella, qui affronte donc le Dies Irae dans un creuset mêlant musique savante, ostinatos, rythmes et thèmes folkloriques.
Les orchestres de San Diego et de Montréal se sont alliés pour réaliser dans les plaines de Venezuela une vidéo qui appuiera la présentation de cette Cantata criolla.
Source : Rafael Payare, de l’Andalousie aux plaines du Venezuela | Le Devoir